Le droit américain peine à reconnaître le droit de mise à disposition du public

Par Steven Seidenberg pour Intellectual Property Watch
Les Etats-Unis ne parviennent pas à se décider. D’un côté, le pays a signé au moins neuf accords internationaux octroyant explicitement aux détenteurs de droits d’auteur le droit exclusif de mettre leurs travaux en ligne afin qu’ils puissent être consultés par le public De l’autre, les juridictions américaines s’interrogent sur l’existence de ce droit au regard de la législation américaine.

Elles sont divisées sur cette question, certaines reconnaissant cette existence, d’autres la rejetant. Une nouvelle tendance pourrait néanmoins émerger, quatre tribunaux fédéraux de district ayant estimé, au cours des quatre derniers mois, que le droit pour un auteur de mettre ses travaux à disposition en ligne n’était pas reconnu par la législation américaine.

Qui plus est, les juridictions qui ont reconnu l’existence de ce droit l’ont fait en s’appuyant sur des arguments peu solides. Elles ont considéré, en effet, que le droit de mise à disposition du public faisait partie du droit de distribution au public alors même que les traités internationaux pertinents ont expressément rejeté cette interprétation.

«Je ne sais pas pourquoi les tribunaux [américains] continuent d’agir ainsi», a déclaré Jerome Reichman, professeur de droit international spécialisé dans les droits d’auteur à l’école de droit de l’Université Duke, à Durham, Caroline du Nord. «Ils ne respectent pas le droit international. »

Tant le Traité de l’Organisation mondiale de la propriété intellectuelle sur le droit d’auteur que le Traité sur les interprétations et exécutions et les phonogrammes (WPPT) donnent aux détenteurs de droits d’auteur « ce qui n’est autre qu’un droit de diffusion interactif », a indiqué Michael Schlesinger, membre du cabinet d’avocats Greenberg Traurig à Washington, DC. «Ce droit consiste à mettre ses travaux à disposition [en ligne] afin qu’ils puissent être consultés par les utilisateurs au moment et dans le lieu qu’ils auront choisis.

En vertu de l’article 14 du Traité sur les interprétations et exécutions et les phonogrammes: « Les producteurs de phonogrammes jouissent du droit exclusif d’autoriser la mise à la disposition du public, par fil ou sans fil, de leurs phonogrammes de manière que chacun puisse y avoir accès de l’endroit et au moment qu’il choisit individuellement. »

L’Article 10 reconnaît ce même droit aux artistes interprètes ou exécutants dont les interprétations ou exécutions ont été fixées sur phonogrammes. Le droit d’autoriser la mise à la disposition du public de leurs œuvres est également reconnu aux auteurs d’œuvres littéraires et artistiques en vertu de l’Article 8 du Traité sur le droit d’auteur.

Les Etats-Unis ont été parmi les premiers pays signataires de ces deux textes entrés en vigueur en 2002. Toutefois, ces traités n’étant pas d’application directe, la loi américaine aurait dû être modifiée pour rendre applicable sur le territoire américain le droit de mise à disposition du public, ce qui n’a pas été fait.

Pour autant, le bureau américain Bureau du droit d’auteur et le département de la Justice ont estimé que ce droit était reconnu par la législation américaine. Il a maintes fois été invoqué par l’industrie du disque dans le cadre des actions intentées à l’encontre d’internautes ayant placé des fichiers de musique dans le dossiers partagé de leur ordinateur afin que d’autres utilisateurs puissent y accéder par le biais de logiciel P2P.

L’industrie change de stratégie

Face aux récentes décisions refusant de reconnaître l’existence de ce droit, l’industrie a décidé d’adopter une nouvelle stratégie. Elle ne défend plus l’existence d’un droit de mise à disposition séparé , mais se place sur un autre terrain.

« Nous n’utilisons plus la notion de ‘mise à disposition’, mais continuons à défendre l’idée que le droit de distribution inclut le droit de mise à disposition », a précisé Richard Gabriel, qui était le principal défenseur des maison de disques dans les procès intentés aux Etats-Unis contre des internautes. Il est aujourd’hui juge au tribunal de l’État du Colorado.

Au début, les juridictions américaines s’étaient montré favorables au « droit de mise à disposition ». La cour d’appel du quatrième circuit a été la première, en 1997, dans l’affaire Hotaling contre Church of Jesus Christ of Latter-Day Saints, à estimer qu’il existait un droit de mise à disposition du public en vertu du droit américain. La cour a invoqué ce droit pour déclarer qu’une bibliothèque avait enfreint le droit d’auteur en mettant dans ses rayonnages, à disposition du public, la copie protégée d’une œuvre.

Le droit de mise à disposition a également été reconnu par la cour d’appel du neuvième circuit en 2001 dans l’affaire A&M Records, Inc. contre Napster Inc. «Dans cette affaire, [La] cour s’est appuyée sur l’affaire Hotaling, l’appliquant aux services P2P », a indiqué Richard Gabriel.

Suite à cette décision, d’autres cours fédérales de district appelées à se prononcer dans de nombreuses affaires portant sur le partage de fichiers en ligne, ont invoqué ce droit pour reconnaître la responsabilité des internautes mis en cause par les maisons de disque. Toutefois, nombre des personnes visées par ces actions ne s’étaient pas présentées à l’audience ou ne s’étaient pas attachées les services d’un avocat réputé. « Ces cas ne peuvent pas réellement être considérés comme des précédents », a indiqué Ray Beckerman, avocat dans la firme newyorkaise Vandenberg & Feliu, qui représente régulièrement des personnes accusées de partage illégal de fichiers.

À l’inverse, certaines juridictions fédérales de district ont refusé de reconnaître le droit de mise à disposition du public, faisant naître des incertitudes quant à son existence dans le droit américain.

Le tournant judiciaire

Plusieurs décisions ont été rendues en février qui ont marqué un revirement de jurisprudence. Dans des affaires séparées, quatre tribunaux fédéraux de district ont jugé que le droit de mise à disposition n’existait pas en vertu du droit américain. Voir Atlantic Recording Corp. contre Howell, 2008 ILRWeb (P&F) 1665 (D. Ariz., 29 avril 2008); London-Sire Records, Inc. contre Doe 1, No. 04 Civ. 12434 (D. MA, 31 mars 2008); Elektra Ent. Group contre. Barker, No. 05-CV-7340 (SDNY, 31 mars 2008); Atlantic Recording Corp. contre Brennan, 534 F. Supp.2d 278 (D. Ct., 13 fév. 2008).

L’affaire Elektra contre Barker a été à l’origine d’une certaine confusion. Dans cette affaire, le tribunal n’a pas reconnu l’existence en droit américain du droit de mise à disposition, mais a considéré que le « fait d’offrir de distribuer des copies ou des disques phonographiques à un groupe de personnes à des fins de diffusion » constituait une violation aux droits de propriété intellectuelle engageant la responsabilité de son auteur. » Les spécialistes du droit se demandent quelle est la différence, si tant qu’il y en ait une, avec le droit exclusif reconnu à l’auteur d’une œuvre d’autoriser sa mise à disposition du public.

Le problème essentiel, aux Etats-Unis, tient au fait que les partisans du droit de mise à disposition essaient de le faire entrer dans la catégorie des droits traditionnellement reconnus aux titulaires de droits d’auteur, ce qui apparaît pour le moins malaisé. « Le droit de mise à disposition ne se confond pas avec d’autres droits », a rappelé Jerome Reichman. « C’est pourquoi les représentants des pays membres de l’OMPI à Genève en ont fait un droit à part. »

Les tribunaux et les avocats qui défendent l’existence de ce droit considèrent qu’il est prévu par la Section 106(3) de la Loi sur le droit d’auteur qui donne aux titulaires de droits d’auteur le droit exclusif « de distribuer au public des copies ou enregistrements sonores d’œuvres protégées par le biais d’une vente ou autre transfert de propriété, d’une location, d’une concession ou d’un prêt. »

Pour les opposants à l’idée d’un droit de mise à disposition séparé, cette disposition instaure un droit exclusif de distribution alors que le droit de mise à disposition permet le déclenchement de la responsabilité même en cas de non distribution. Qui est plus, le droit de distribution ne s’applique qu’aux copies ou enregistrements sonores » qui sont définis dans la loi sur le droit d’auteur comme des objets physiques et non des données électroniques, selon Wendy Seltzer, chercheur au Berkman Center for Internet & Society de l’Université d’Harvard.

L’approche retenue au niveau international

Il paraît difficile, à la lecture du Traité sur le droit d’auteur et du Traité sur les interprétations et exécutions et les phonogrammes, de prétendre que le droit de mise à disposition fait partie intégrante du droit de distribution. « Dans le Traité sur le droit d’auteur, le droit de mise à disposition a été envisagé dans le cadre du droit de performance publique et non du droit de distribution », a précisé Jerome Reichman. «J’étais présent lorsque cette option a été expressément rejeté par les représentants des parties au Traité. »

«Le Traité sur le droit d’auteur envisage la mise à disposition en ligne dans le cadre de droit de communication, qui correspondrait au droit de performance public dans le droit américain », a indiqué Daniel J. Gervais, expert international en matière de droit d’auteur qui enseigne à l’Université d’Ottawa. «On peut estimer que le Traité sur les interprétations et exécutions et les phonogrammes créé un nouveau droit, les artistes-interprètes et les producteur d’enregistrements sonores ne bénéficiant pas, en vertu des principaux traités internationaux, d’un véritable droit de communication. »

La non reconnaissance par les tribunaux américains du droit pour un détenteur étranger de droits d’auteur de mettre son œuvre à disposition du public constituerait une violation au Traité sur le droit d’auteur et au Traité sur les interprétations et exécutions et les phonogrammes. Selon la nationalité du détenteur des droits, d’autres traités internationaux pourraient également être concernés par la violation. Selon Michael Schlesinger, l’Accord de libre-échange nord-américain, l’Accord de libre-échange de l’Amérique centrale et sept autre accords bilatéraux de libre échange exigent des Etats-Unis qu’ils reconnaissent le droit de mise à disposition du public.

Chacun de ces accords prévoit un mécanisme obligatoire de règlement des différends. «Si les Etats-Unis ne respectent pas les obligations définies dans l’un ou l’autre de ces accord, ils s’exposent à une action de la part d’un autre Etat partie », a ajouté Michael Schlesinger.

Ce type de mécanisme n’existe pas dans le Traité sur le droit d’auteur et le Traité sur les interprétations et exécutions et les phonogrammes. Aucun des deux ne contient de procédure de règlement des différends, ce qui prive le détenteur étranger de droits d’auteur de tout recours direct ou indirect en cas de refus des autorités américaines de faire appliquer sur leur territoire le droit de mise à disposition.

«Le gouvernement étranger devra s’adresser directement au gouvernement américain», à indiqué Jerome Reichman. « Si cela devait arriver, les relations entre les Etats dans le domaine de la propriété intellectuelle en seraient affectées.

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